Historique, vocabulaire, perception
CoursOutils transverses

Niveau d'acceptation du risque collectif

Du risque individuel au risque collectif

L'analyse statistique peut, comme à l'échelle individuelle, fournir des informations sur les risques acceptés à l'échelle de la collectivité.

Prenons l'exemple des accidents de la route aux USA [Crozier, 1988]. Le risque statistique résulte de la fréquence (15 millions d'accidents par an) et de la gravité (1 décès tous les 300 accidents), ce qui conduit à environ 40 000 décès annuels. La population concernée étant de 250 millions de personnes, le risque de décès consécutif à un accident de la route est de 40 103/250 106 , soit 1.5 10-4 par personne et par an. Cette probabilité peut être comparée à celle qui résulte des catastrophes naturelles, pour lesquelles le risque de décès est de moins de 10-6 par personne et par an.

Le tableau 3.12 est extrait de statistiques sur les causes de décès aux Etats-Unis en 1995 (pour une population de 252 millions d'habitants). Les probabilités y sont exprimées dans les mêmes unités que dans le tableau 3.10.

Tableau 3.12. Statistiques sur les causes de décès aux Etats-Unis.
Tableau 3.12. Statistiques sur les causes de décès aux Etats-Unis.[Zoom...]

Ces nombres résultent d'une construction itérative complexe (élaboration progressive de règles, de contrôle, ...) qui conduisent à des taux que l'on peut qualifier de socio-économiquement acceptés, puisqu'il s'agit des taux desquels se satisfait la société parvenue à un certain état de son développement socio-économique. Le niveau socialement acceptable dans une société démocratique résulte donc, en théorie, de l'agrégation des risques individuels acceptables.

On peut donc s'attendre à ce que la valeur de ces taux dépende en outre du niveau de développement des sociétés. Les résultats sont, au-delà de légères variations, relativement stables d'un pays à l'autre. Dans ce cadre-là, on peut justifier d'une approche socio-économique, en développant une approche d'optimisation des coûts et des bénéfices à l'échelle de la collectivité. Nous reviendrons sur ce point au Chapitre suivant.

On peut aussi s'interroger sur les modes de rétroaction et la manière dont la régulation collective opère. On peut penser que, dans une société de communication, ce ne sont plus seulement les « sachants » qui communiquent, mais que le partage de l'information entre tous les citoyens peut conduire à des changements de mentalité et à des modifications de prise en charge des risques. Ulrich Beck, cité par Devanssay (2003), est cependant plus réservé. Il considère que l'individu n'est pas en mesure de parer les risques auxquels il est soumis.

Revenons à la question des accidents de la route. La probabilité que l'on peut quantifier à l'échelle d'un pays découle des investissements et des règles que la société a progressivement mises en place (qualité des véhicules et de leurs équipements, des infrastructures, législation routière, ...). Chaque individu est toutefois libre d'adopter une attitude personnelle qui, de fait, aboutit à augmenter ou diminuer significativement ce risque (conduire plus rapidement ou en état d'ébriété...). Le chiffre global résulte de la façon dont la société, dans son ensemble, tolère la possibilité de telles attitudes individuelles).

Il en va de même dans les domaines techniques, y compris ceux plus proches du génie civil. La rigueur des procédures de construction repose sur des règles (non forcément explicites) qui conduisent à adopter des probabilités de défaillance, acceptables par la collectivité, même si chacun peut individuellement courir (ou faire courir) des risques plus ou moins grands, par exemple en violant délibérément les normes. Il est parfaitement connu que dans un certain nombre de pays, ce n'est pas la faiblesse des règles parasismiques qui est l'explication du grand nombre de victimes en cas de séisme, mais le laxisme avec lequel elles sont appliquées.

Variabilité du niveau d'acceptation collective des risques

Comme les individus, les organismes n'ont pas tous la même attitude face aux risques. Ainsi, dans une étude récente sur les risques professionnels, on distinguait quatre types d'entreprises selon leur comportement face aux risques [Marmier, 2007] :

  • les « résignées », qui ont une bonne connaissance des outils de prévention, s'assurent de la mise aux normes, mais dont les motivations sont défensives : éviter d'être taxées d'une mauvaise image, d'encourir des conséquences pénales, réduire le montant des cotisations d'assurance,

  • les « impliquées », qui ont mis en place des politiques de prévention avec des objectifs mesurables, dans l'optique d'éviter des pertes d'exploitation et de faire baisser le nombre d'arrêts de travail. Dans leur cas, la maîtrise des risques fait partie intégrante de la stratégie de l'entreprise,

  • les « spontanées », qui savent qu'elles pratiquent des activités à risque (c'est le cas en particulier des entreprises du BTP), multiplient les initiatives pour protéger leurs salariés et n'hésitent pas à communiquer sur le thème de la sécurité,

  • les « détachées », qui s'estiment peu exposées et s'impliquent peu dans la prévention.

De nombreuses études statistiques permettent de comparer la criminalité dans les différents pays. Le tableau 3.13 en présente un extrait significatif [Barclay, 2002].

Tableau 3.13 : Taux d'homicide dans différents pays (1998-2000) - nombre annuel d'homicides ramené au nombre d'habitants.
Tableau 3.13 : Taux d'homicide dans différents pays (1998-2000) - nombre annuel d'homicides ramené au nombre d'habitants.

Les taux varient dans un rapport de 1 à 50 selon les pays concernés, voire plus, les chiffres japonais incluant les tentatives de meurtre. Ils traduisent de grandes disparités dans la tolérance à la violence et en particulier aux risques induits par les armes à feu, qui causent 65 % des homicides aux Etats-Unis, 39 % en France et 3 % au Japon.

Aujourd'hui, dans la société française, le degré d'acceptabilité des risques industriels se réduit. L'industrie est perçue comme une activité ancienne, dont l'importance globale dans la vie du pays décroît. La proportion des personnes qui en vit directement diminue. Cela explique en partie pourquoi le risque induit par l'industrie, et plus encore l'accident industriel, est moins bien vécu par les populations soumises au danger. Ce phénomène a été très sensible à Toulouse après la catastrophe de l'usine AZF, où il a favorisé une rupture préjudiciable entre les personnels des entreprises du site sinistré et les riverains [Rasse, 2007]. En effet, si l'on peut délibérément choisir de s'installer près d'un cours d'eau, source de danger en cas de crue, on choisit rarement de s'installer à proximité d'un site industriel.

Les exigences de la société évoluent aussi en même temps que le patrimoine. Les pays occidentaux sont aujourd'hui fortement dotés en équipements techniques (bâtiments industriels, ouvrages d'art, réseaux), dont le maintien à niveau est essentiel. La maintenance des ouvrages génère une fraction croissante de l'activité du BTP : il s'agit de remettre à niveau de performance et de sécurité des ouvrages vieillissants, de rendre conformes les ouvrages à des règles plus sévères que celles pour lesquelles ils ont été initialement conçus, de prolonger leur durée de vie... [Fuzier, 1999]. La notion de risque change, les agressions chimiques (corrosion, vieillissement chimique, lessivage...) deviennent des facteurs à étudier... Certaines situations auparavant tolérées deviennent aujourd'hui inacceptables (telle l'exposition aux peintures au plomb dans les habitations). D'autres risques, encore marginaux, commencent à être évoqués, tels ceux dus aux émanations de radon [Robé, 1998] ou à la qualité de l'air intérieur. Depuis septembre 2001, la vulnérabilité aux explosions est une préoccupation nouvelle.

La perception et les stratégies de prise en compte par les pouvoirs publics dépendent aussi des régimes politiques et de la richesse de la société. Par exemple, en Chine, l'exploitation des ressources minières en charbon est l'un des moteurs de la croissance du pays. Elle se fait dans des conditions de sécurité telles que les accidents sont nombreux. Ainsi, en 2006, on a officiellement recensé 4746 décès de mineurs (les statistiques officieuses font état d'environ 20 000 victimes). Pour une population d'environ 6 millions de mineurs, cela correspond à un TAM de 1 à 3 10-3/an, qui ne serait pas jugé tolérable dans d'autres contextes.

Acceptabilité des risques liés aux ouvrages

Pour replacer les risques techniques dans leur environnement, il importe, au-delà de quelques catastrophes spectaculaires qui peuvent faire les manchettes des journaux, de replacer les chiffres dans leur contexte. Des statistiques menées sur la ville de San Francisco en octobre 1989 ont relativisé les 70 décès consécutifs au séisme qui a ravagé la ville à cette période (10 décès liés à des causes diverses et 60 dus à l'effondrement de constructions) en les comparant aux décès liés à d'autres causes pendant la même période : 100 pour les accidents automobiles et le SIDA, 200 pour l'alcool et 700 pour le tabac. De façon générale, nos sociétés sont donc bien moins tolérantes pour les risques technologiques que pour ceux liés à d'autres activités.

Nous avons vu ci-dessus que le risque de décès consécutif à des défaillances de structures est en moyenne de plusieurs ordres de grandeur inférieur à celui des autres causes de décès, avec une probabilité individuelle de l'ordre de 10-7/an4. Ce niveau très faible correspond à la catégorie 4 citée au § 3.2.2. : « exposition subie, sans bénéfice direct ».

4 Ces chiffres ne recouvrent pas les accidents du travail dans le secteur de la construction, qui relèvent d'une autre logique.

Les synthèses statistiques sur les effondrements d'ouvrages et leurs conséquences (nombre de victimes, coûts...) sont rares. Aux Etats-Unis, on estime que les défaillances dans le secteur économique de la construction causent environ 450 décès annuels du fait de ruptures d'ouvrages et plus de 1 500 décès du fait d'accidents de chantier. Le coût direct ou indirect en est estimé à 14 milliards de dollars, soit environ 5 % du chiffre d'affaires annuel du secteur [Eldukair, 1991]. Des chiffres voisins pourraient être obtenus dans les différents pays occidentaux. Comme nous l'avons illustré au Chapitre précédent avec les exemples d'effondrements fréquents de bâtiments en Egypte, le degré d'acceptation du risque collectif est cependant plus fort dans d'autres environnements socio-économiques.

Pour les risques techniques, et en particulier ceux ayant trait aux constructions civiles, on peut aussi obtenir une estimation statistique en considérant les ouvrages comme les individus d'une population :

  • pour les barrages, les observations conduisent à des nombres de l'ordre de 5 10-4 par barrage et par an (soit à la défaillance d'un barrage sur cent en 20 ans), mais, concernant les grands barrages, Favre avance le nombre de 1.4 10-5 par barrage et par an, soit 50 fois moins... [Favre, 1999]. En fait les résultats dépendent fortement de la population étudiée : les grands ouvrages sont beaucoup mieux surveillés et leur défaillance est plus rare. Cependant, les statistiques de défaillance des grands barrages masquent le fait que les ruptures de petits barrages causent dix fois plus de victimes que celles de grands barrages ! [Vogel, 2001],

  • vingt-cinq ans de suivi des ponts autoroutiers français ont permis d'estimer le taux de défaillance à 3 10-4 par ouvrage et par an, que la défaillance résulte de chocs, d'incendies ou de la dégradation progressive des matériaux [Trouillet, 2001]. Le chiffre de 1 10-5 par an est régulièrement cité pour les ponts et les bâtiments.

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