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Perception et acceptation du risque individuel

La perception individuelle des risques

L'exposition au risque est un fait partagé, ne serait-ce que parce que vivre est dangereux : on risque de mourir ! Plus sérieusement, l'attitude de chacun face au risque dépend de nombreux facteurs individuels et collectifs. Le degré de risque qui paraît « raisonnable », c'est à dire le niveau que l'on est prêt à supporter (ou à prendre) dépend de composantes psychologiques, des enjeux, du contexte économique, social et culturel. Nous avons vu comment le concept d'aversion permet de décrire et d'expliquer les comportements face au risque. Les spécialistes des sciences humaines essaient de comprendre ce qui conditionne ces comportements sur le plan individuel (psychologie) ou collectif (sociologie).

Verdel [Verdel, 2007] cite les travaux de Renn {Renn, 1998] qui a montré qu'il existe quatre types de perception usuelle des risques :

  • l'épée de Damoclès : danger latent avec potentiel catastrophique très fort,

  • la boîte de Pandore : une menace invisible aux effets différés,

  • l'espoir d'un gain, chez les économistes et les financiers en particulier,

  • la recherche de plaisir, dans les sports à risque par exemple.

Job [Job, 1995] a étudié les composantes psychologiques et sociologiques pouvant influencer la notion de risque accepté. Il montre que la perception même du niveau de risque peut varier selon les individus (âge, sexe...) et le contexte. Il a ainsi mis en évidence un « biais d'optimisme » qui conduit certaines catégories de la population à courir plus de risques que d'autres, comme dans le cas des jeunes conducteurs. Ce biais s'explique par des raisons psychologiques (l'action individuelle est modifiée par le degré de contrôle que l'on estime avoir sur la situation) et sociologiques (poids de l'utilité du risque, c'est à dire des bénéfices attendus, réels ou estimés, de la prise de risques).

La manière dont chacun perçoit les risques qu'il court est à la base des choix individuels. Les facteurs qui influencent le plus la perception individuelle sont :

  • le caractère effrayant de la menace, d'autant plus effrayante qu'elle est difficile à contrôler, catastrophique et difficile à prévenir,

  • le caractère volontaire ou non de l'exposition,

  • le degré de familiarité du risque.

Ces paramètres peuvent expliquer des différences significatives entre le risque réellement calculé par l'ingénieur et le niveau perçu par les individus [Hammel et Corotis, 2007].

Le risque individuel acceptable

Une évaluation personnelle est pratiquée inconsciemment par chaque individu. En fait, cette évaluation personnelle résulte d'une comparaison coûts/bénéfices de chaque terme de l'alternative, même si personne ne procède à une analyse formelle. Qu'il s'agisse par exemple de fumer, de pratiquer la varappe, de fréquenter les fast-foods ou du mode de conduite automobile, chaque individu adopte les choix qui lui conviennent : on pourrait dire qu'il maximise sa propre fonction d'utilité. Notons cependant, tout en demeurant à l'échelle individuelle, que ces choix sont le plus souvent contraints par des règles collectives (interdiction de fumer dans les lieux publics, code de la route, normes sanitaires...), sur lesquelles nous reviendrons.

Le problème de l'instabilité du versant montagneux de Séchilienne, en Isère, et du danger de glissement soudain de millions de mètres cubes de roches illustre les multiples facettes que recouvrent les questions de risque. En 1995, la « loi Barnier », relative au renforcement de la protection de l'environnement, a été votée. Elle a introduit la possibilité pour l'Etat d'exproprier des habitations exposées à un risque naturel majeur, lorsque les moyens de sauvegarde et de protection des populations s'avèrent plus coûteux que les indemnités d'expropriation.

La procédure d'expropriation a été appliquée sur le territoire de l'Ile Falcon, hameau de la commune de Saint Barthélémy de Séchilienne en 1997 : 115 hectares, comprenant 94 maisons et équipements publics (une école, une papeterie en cessation d'activité (Rhodia) et une centrale EDF automatisée) impliquant plus de 300 personnes, ont été expropriés. Début 2007, il restait encore 6 familles à l'île Falcon.

Approche statistique du risque individuel

La perception des risques varie totalement selon le point de vue duquel on se place. On ne peut d'ailleurs même pas dire que ce sont les personnes les plus exposées qui ont la conscience la plus aiguë du danger, comme le montre l'exemple ci-dessus.

Une approche plus formelle peut être menée à partir de statistiques globales qui permettent d'exprimer des niveaux de risques relatifs à divers types d'activités. Les sociétés d'assurances sont de grosses consommatrices de telles données, qui constituent la base de leur activité (barêmes, primes...). Le calcul de probabilités (par exemple le risque de décès lié à une activité quelconque) peut être fait pour toute nature d'activité (une compagnie a même proposé d'assurer le risque d'enlèvement par les extra-terrestres !). Les statistiques établies à l'échelle de la population donnent une indication moyenne sur les risques courus à pratiquer une activité donnée. Sous l'hypothèse que chaque individu fait des choix éclairés, on peut considérer que ces valeurs correspondent aux niveaux de risques « acceptés » individuellement.

Deux indicateurs permettent de quantifier les faibles probabilités de décès, en les rendant intelligibles :

  • la probabilité individuelle annuelle de décès par personne, que l'on exprime en général en 10-6 par an,

  • le TAM – taux d'accidents mortels1, où les mêmes données sont pondérées par la durée d'exposition au risque ou de pratique de l'activité.

1 La dénomination anglo-saxonne est FAR = fatal accident rate. On l'exprime en général en 10-8/heure, ce qui revient à quantifier le nombre de décès pour 1000 personnes pratiquant l'activité pendant 100 000 heures.

Si l'on considère que, pour simplifier, une année compte environ 10 000 heures, on peut dresser une correspondance simple entre ces deux échelles, que l'on peut graduer des risques « insignifiants » vers les risques « élevés ».

On peut alors comparer entre elles les probabilités de décès relatives à différentes activités ou les situer par rapport à des valeurs de référence :

  • Le risque « naturel », incontournable, de mourir de causes naturelles : pour un individu de moins de 30 ans il est, dans les pays occidentaux, de l'ordre de 10-3/an.

  • Le risque « résiduel »: un niveau de risque de l'ordre de 10-7/an (une chance sur dix millions) peut être qualifié de résiduel, il correspond à un niveau d'indifférence de la société [Pate-Cornell, 1994]. Un aussi faible niveau est hors de l'appréhension humaine, seule la conjonction de deux événements de 10-3 à 10-4 parlant à l'esprit. Il faut cependant avoir conscience du fait qu'un tel niveau correspond cependant à plus de 30 victimes annuelles à l'échelle de la population des Etats-Unis : le fait que ce niveau soit non perceptible individuellement ne signifie donc pas qu'il soit sans intérêt !

La figure ci-dessous synthétise ces définitions en plaçant quelques repères, depuis les risques qualifiés d'insignifiants, jusqu'aux risques qualifiés d'élevés.

Tableau 3.10 : Quelques repères sur une échelle de mesure des risques individuels.
Tableau 3.10 : Quelques repères sur une échelle de mesure des risques individuels.

Il est alors intéressant de quantifier les risques attachés à différentes situations et d'essayer de comprendre ce qui en conditionne le niveau. Le tableau 3.11 rassemble les ordres de grandeurs des probabilités annuelles de décès (par personne et par an), tels que les ont synthétisés divers auteurs (Reid, 1999 ; Ellingwood, 1999 ; Camilleri, 2001 ; Sivardière, 2002 ; Menzies, cité par Lemaire, 2000 et Crémona, 2001). Les valeurs repères du risque « résiduel » et du risque « naturel » sont repérées par des traits gras.

Tableau 3.11. Probabilités de décès attachés à différentes sources de danger.(valeurs du tableau exprimées en 10-6/an)
Tableau 3.11. Probabilités de décès attachés à différentes sources de danger.(valeurs du tableau exprimées en 10-6/an)[Zoom...]

2 Cette valeur correspond à un taux de mortalité de 12 pour mille.

Le postulat est que ces analyses statistiques permettent de quantifier un « risque acceptable ». Il est fondé sur l'idée que, si le niveau de risque n'était pas jugé acceptable par les citoyens, les règles de sécurité, les modes de pratique, les procédures de contrôle, et l'ensemble des moyens de rétroaction que la société est en mesure de mettre en place, évolueraient pour modifier ces chiffres.

On constate que plusieurs ordres de grandeurs séparent les risques provoqués par les catastrophes naturelles ou les ouvrages (de l'ordre de 10-6/an) de ceux causés par les accidents individuels (de l'ordre de 10-4/an) et de ceux liés à des pratiques individuelles dites « à risque » (de l'ordre de 10-3/an).

Dans une société démocratique, l'individu peut accepter individuellement un niveau de risque très supérieur à celui qu'il accepte que la collectivité lui fasse implicitement courir. La probabilité de perdre la vie dans les activités quotidiennes normales (conduite automobile, travail...) est inférieure d'un ou deux ordres de grandeur à la probabilité normale de mourir. A l'opposé, les risques encourus au cours d'activités volontaires peuvent dépasser le risque « naturel » de 10-3/an et être 100 à 1000 fois plus élevés que ceux que l'on encourt de façon involontaire, tout en demeurant acceptables.

Définition : Risque acceptable

C'est un risque dont les caractéristiques (fréquence ou intensité du danger, gravité, niveau de perte, conséquences sociales, économiques, politiques, culturelles, techniques et environnementales) sont considérées comme acceptables (et donc prêtes à être assumées) par l'individu, la communauté ou la société qui y est soumis.

Le risque assumé individuel, calculé sur ces bases, dépend fortement du caractère individuel ou collectif des activités et du caractère volontaire (risque choisi) ou obligatoire (risque subi) de ces activités. On peut ainsi distinguer quatre catégories d'activités [Seiler, 2001] :

  • catégorie 1 : activités permettant de satisfaire des désirs individuels, par exemple les sports dangereux,

  • catégorie 2 : activités à haut degré de liberté individuelle et à bénéfice individuel direct, par exemple la conduite automobile,

  • catégorie 3 : activités à faible degré de liberté individuelle et à bénéfice individuel, par exemple les activités professionnelles,

  • catégorie 4 : exposition subie au risque, sans bénéfice direct, par exemple liée à la proximité d'une installation dangereuse ou à l'occupation d'un local.

Définition : Risque volontaire

Rrisque que prend volontairement un individu ou une collectivité dans l'objectif d'obtenir un certain bénéfice.

Définition : Risque involontaire

risque imposé à la population par la société et qui n'est pas choisi librement par la population soumise au risque.

Pour résumer, les individus, par leurs actions et leur comportement, acceptent implicitement des risques (volontaires) jusqu'à un niveau de 10-3/an et tolèrent des risques involontaires mais identifiés jusqu'à un niveau de 10-5/an. La tolérance pour des risques qu'ils découvrent brutalement ou qu'ils ne comprennent pas est encore plus basse. On peut écrire que la probabilité acceptée au niveau individuel s'exprime sous la forme p(décès) = k 10-4 /an où k est une constante qui dépend du caractère volontaire et du profit tiré de l'activité, les plus faibles valeurs (soit entre 0.01 et 0.1) correspondant aux activités involontaires et à faible profit [Vrouvenwelder, 2001].

Les recherches en psychologie confirment que le grand public, dans son appréciation des risques, n'utilise pas de telles notions abstraites. Chacun apprécie généralement le niveau d'exposition au risque à partir d'un certain nombre d'éléments qui sont, par ordre d'importance décroissante, les risques de conséquences mortelles ou d'effets graves, la possibilité de circonscrire les conséquences, le nombre de personnes exposées, la familiarité avec les conséquences et le caractère volontaire de l'exposition aux risques.

Du risque couru individuellement au risque construit collectivement

Intéressons-nous maintenant aux risques provenant des avalanches. L'aléa est d'origine naturelle (l'instabilité de la couverture neigeuse). Les analyses statistiques montrent que la grande majorité des victimes pratiquent des activités sportives : une étude suisse montre que près de 70 % des victimes sont des randonneurs à skis et des alpinistes, et 23 % des skieurs hors-piste [Tschirky, 1997]. C'est l'aspect « activité volontaire » dont nous avons parlé plus haut3. Le décès consécutif à une avalanche est « plus acceptable » (du point de vue de la société) pour un skieur hors-piste, qui brave délibérément le danger, que pour l'habitant d'un chalet édifié en zone constructible.

3 En France, on peut rapprocher les trente victimes annuelles d'avalanche (en moyenne) des 600 décès par noyade et de 40 à 45 victimes d'accidents de chasse [Sivardière, 2002].

Au cours de l'hiver 1950/51, les avalanches dans les Alpes suisses ont coûté la vie à 98 personnes. Parmi celles-ci 91 personnes ont été tuées au cours de deux catastrophes, la première à la fin du mois de janvier et la seconde au milieu du mois de février, dans des bâtiments ou sur des voies de communication. Après cette année la plus noire de ce siècle pour les accidents d'avalanche, les autorités suisses ont entrepris de gros efforts en vue de protéger les villages de montagne, les voies de communication et les lignes de chemins de fer menacés par les avalanches. Grâce à ces travaux permanents, aux plans des zones d'avalanches, à une meilleure information sur les risques d'avalanches et à la possibilité de déclencher artificiellement à l'aide d'explosifs des glissements dangereux de neige avant que le danger ne soit trop grand, le nombre de décès dus à des catastrophes d'avalanches a nettement diminué [Tschirky, 1997]. La société a donc élaboré progressivement des règles d'aménagement, de construction et de gestion de la montagne qui rendent suffisamment faible la destruction des habitations par les avalanches. Cela n'est pas incompatible avec la pratique tolérée du ski hors-piste.

Chacun sait que les populations des pays à faible revenu sont les plus frappées par les catastrophes naturelles : sur les 109 pires catastrophes relevées de 1960 à 1987 par l'OMS, 41 ont touché des pays en développement, mais 98.5 % des décès se sont produits dans ces pays [Favre, 1998]. Ces statistiques brutales peuvent être expliquées de plusieurs façons : une vulnérabilité supérieure du fait que ces populations habitent dans des zones à risque, un défaut relatif de protection explicable par un développement technique et économique moindre, une acceptation quasi-philosophique de la fatalité... La réalité est évidemment complexe et toute tentative de rationalisation pourra apparaître simpliste. Notre propos s'adressant avant tout à des étudiants et à des spécialistes de génie civil et d'aménagement, nous tâcherons de montrer comment, en fonction du contexte local, les solutions techniques (choix de procédés, réglementation, contrôle...) peuvent s'adapter pour répondre au mieux aux besoins de protection des populations.

Un autre facteur déterminant de l'appréhension collective du risque réside dans l'éducation de la population et dans son expérience. En comparant la gestion des risques d'inondations dans deux pays aussi différents que les Etats-Unis et le Bangladesh [Odon et al, 2000], on note que si le taux d'alphabétisation au Bangladesh n'est que de 40 %, la mousson est parfaitement connue et ses conséquences sont attendues par les paysans. Aux Etats-Unis, la quasi-totalité de la population est alphabétisée et la grande majorité des habitants sont conscients des risques encourus par leur installation en zone inondable. La catastrophe du cyclone Katrina qui a frappé la Nouvelle-Orléans en 2005 et fait près de 1500 victimes a cependant confirmé que les victimes sont plus souvent les individus les moins bien informés ou disposant de moins de moyens.

Autre point inquiétant soulevé lors des inondations catastrophiques de Mississipi en 1993 : 18 % des sinistrés pensaient que c'était le jugement de Dieu sur les Américains pour leurs péchés. Les dimensions psychologiques qui influencent la perception des risques individuels trouvent ici un pendant à l'échelle collective. Les « croyances » de la population influencent sa perception, et donc son acceptation des risques.

Niveau d'acceptation du risque collectif (page suivante)Exercice 3.3 : Prime de risque et aversion au risque (page Précédente)
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