Historique, vocabulaire, perception
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Limites du formalisme socio-économique

Dès 1954, Van Dantzig a souligné les difficultés liées à un calcul économique dans le domaine des risques, aussi bien sur le plan de la physique que sur celui de l'économie [Van Dantzig, 1954].

Formulons le problème de décision ainsi : « compte-tenu du coût de construction, des pertes matérielles consécutives à la rupture de la digue et la distribution de fréquences des hauteurs de mer, déterminer la hauteur optimale des digues ».

Si la solution mathématique de ce problème est relativement aisée, comme on vient de l'illustrer sur les deux exercices précédents, les difficultés viennent de la prise en compte d'hypothèses réalistes, aussi bien sur un plan technique que sur un plan économique.

Limites liées aux modèles physiques

Le dimensionnement des digues doit intégrer le fait que pour des raisons d'ordre climatique et géologique, le niveau relatif de la mer s'élève : du fait de la fonte des pôles, mais aussi de mouvements tectoniques (les Pays-Bas ont plongé d'environ 100 m depuis 10 000 ans du fait que la Scandinavie, moins chargée de glaces, s'est relevée, et la surrection des Alpes a encore un effet). La vitesse de « plongement » estimée pour les Pays-Bas est de l'ordre de 20 cm par siècle, ce qui conduit à 20 mètres sur une période de 10 000 ans ! Une grande incertitude règne sur les valeurs exactes de ces nombres, que l'on peut estimer à 70 cm par siècle. Enfin, le pompage continu de l'eau dans les polders contribue à l'affaissement des terres, évalué à 40 cm en 50 ans... Pour ne pas être amené à surdimensionner exagérément les digues, il faut donc admettre qu'on les rehaussera régulièrement.

Limites liées aux modèles économiques

Quel économiste peut faire des prévisions sur la valeur des taux d'intérêt à des échéances de l'ordre de plusieurs dizaines d'années ? Pour Dacunha-Castelle (1996), les limites des modèles mathématiques sont évidentes : « Les critères économiques étalent dans le temps l'importance des pertes dues à un accident en appliquant le trop fameux taux d'actualisation bancaire, les 5 % annuels. Celui-ci est le plus souvent sans rapport avec la question, il est cependant introduit presque systématiquement dans les rapports des experts ! [...] Même si rien n'oblige a priori à se placer dans un cadre monétaire, cela est devenu la règle ».

L'évaluation du coût des dommages est, elle aussi, difficile. Mais, comme le précise une étude récente [Gaume, 2000], « le calcul du coût des dommages vise bien évidemment à fournir des ordres de grandeur. Le coût des dommages potentiels, difficiles à répertorier, doit s'ajouter à celui des dommages évités. Par ailleurs les analyses reposent sur la situation d'urbanisation actuelle et sur des choix de scénarios possibles de développement ». Les études de cas dans le domaine des inondations contribuent sur le plan méthodologique à l'évaluation des coûts [Hubert, 1999, p. 31]. Parmi les pertes, on distingue les coûts directs (remplacement ou réparation des biens matériels touchés, dépenses engagées lors de la crise) et les coûts indirects (biens qui ne seront pas produits, services non fournis, activités empêchées...). Il ne faut pas non plus oublier dans le bilan les gains correspondant aux activités induites par la catastrophe. On peut procéder à une analyse sectorielle en distinguant la zone sinistrée proprement dite, une zone d'influence qui subit ou bénéficie économiquement des conséquences et une zone externe, qui intervient par le biais de relations financières institutionnalisées (banques, assurances, organismes publics...).

Corotis et Enarson (Corotis, 2004) approfondissent la réflexion sur la valeur des enjeux. Le degré de protection choisi sera plus important pour un ouvrage « sensible » que pour un bâtiment courant. Mais il convient, selon eux, d'intégrer d'autres dimensions à cette analyse. La valeur patrimoniale, voire symbolique, de certains enjeux devrait être prise en compte. Ainsi, certains bâtiments revêtent une valeur très importante pour une communauté et la notion de vulnérabilité sociale (collective) devrait être intégrée dans l'analyse.

Limites éthiques : le prix de la vie

Enfin, se pose le problème pratique et éthique de l'évaluation financière des vies humaines elles-mêmes, dont nous avons vu la forte influence sur le choix de la solution optimale. Les chercheurs en économie du Delta Committee ont attiré l'attention des décideurs sur l'importance des dommages indirects et des pertes intangibles (préjudices humains et désorganisation des activités économiques), tout en reconnaissant leur incapacité à les évaluer, faute de méthode disponible [Hubert, 1999]. La difficulté de placer sur le même plan des coûts matériels et les répercussions en termes de vies humaines se rapproche de celle de l'évaluation des coûts environnementaux (quel est le coût du bruit ? ou celui du silence ? quel est le coût de la pollution ?).

Dacunha-Castelle (1996) souligne les limites de l'approche économique et de la formalisation excessive des coûts : « ...mathématiser est toujours donner un prix à des choses qui n'en ont pas : la vie, le confort, le plaisir, ou même la justice. Le citoyen doit donc être à même de percevoir le prix qui est fixé par l'institution et le critère sur lequel sont ou vont être fondées les décisions... Il n'y a pas d'éthique universelle pour savoir qui doit décider des prix à attribuer aux conséquences des divers événements, quel consensus on doit atteindre, quelle place donner à l'efficacité ou à l'équité. Qui dira la place du temps dans les bénéfices que l'homme doit attendre de son action, de ses efforts, de ses investissements ? ».

La « valeur de la vie » peut être estimée à l'échelle individuelle aussi bien qu'à l'échelle collective, par exemple dans le cadre de la théorie de l'utilité, mais répondre à la question : « quelle somme souhaitez-vous recevoir pour compenser une augmentation de votre probabilité de décès ? » reste purement théorique [Lutter et al, 1999]. La seule solution pratique consiste à analyser les pratiques individuelles d'un point de vue statistique et à en tirer des indications en comparant le coût des précautions et le gain en terme d'espérance de vie. A l'échelle collective, on peut aussi analyser les indemnités compensatrices pratiquées par les tribunaux ou par les assurances, ou travailler en utilisant le concept de « willingness-to-pay » (propension à payer), c'est-à-dire examiner les sommes engagées pour réduire la mportalité.

« Des victimes peu coûteuses... » : tel était le titre de coupures de presse quelques jours après le crash sur le quartier du Queen's d'un Airbus A300 qui assurait la liaison entre New-York et Saint-Domingue, le 12 septembre 2001 : « La catastrophe devrait coûter moins cher que prévu aux assureurs, vu la nationalité des passagers, pour la plupart des Dominicains... C'est horrible à dire mais [...] leur indemnisation coûtera moins cher que pour des Américains ». L'assureur qui transmettait cette information sous le couvert de l'anonymat expliquait que les critères d'indemnisation étaient calculés en fonction du revenu5.

5 Dans un rapport rédigé en 1996, l'Académie des Sciences (CADAS, 1996) reprenait le chiffre de 1,6 million de francs, soit environ 240 000 euros, utilisé par les sociétés d'assurance, pour estimer le coût d'une vie.

Dans une étude sur les transports, le Rapport Boiteux [Boiteux, 1994] a utilisé la notion de capital humain compensé (où l'on évalue la perte de production annualisée résultant du dommage) et est arrivé aux chiffres suivants : tué = 550 000 €, blessé grave = 56 000 €, blessé moyen = 30 000 €, blessé léger = 12 000 €. On peut ainsi, sinon rationaliser, du moins légitimer et arbitrer entre différentes solutions techniques, par exemple pour supprimer des points-noirs sur les routes.

On peut contourner la difficulté éthique de fixer la valeur d'une vie humaine en utilisant le concept de « valeur équitable de la vie sauvée », en comparant plusieurs stratégies permettant de sauver des vies :

  • en réduisant les risques sur le problème étudié et en sauvant directement des vies,

  • en dépensant la même somme globale pour sauver des vies dans un domaine comparable.

On parle aussi de « valeur de la vie statistique », dont la valeur médiane a été estimée en 1995 à 42 000 dollars [Tengs et al, 1995], mais la valeur de la vie statistique varie largement selon le domaine dans lequel la réglementation a été mise en œuvre, par exemple de 200 000 dollars pour la protection incendie dans les avions à 1.3 million de dollars pour les airbags latéraux des automobiles et à 89.3 millions de dollars pour la maîtrise de l'amiante dans les locaux [Lutter et al, 1999]. En fait, une telle évaluation en dit plus sur l'efficacité relative des réglementations que sur la valeur de la vie humaine.

Cette question a pris une importance particulière depuis 2001, dans la mesure où l'on peut s'interroger sur la nature, l'efficacité et le coût des mesures à prendre pour réduire la vulnérabilité des bâtiments à des explosions ou à des attaques terroristes. Ces comparaisons ne sont cependant légitimes que si le périmètre de décision est constant, c'est-à-dire si les organismes concernés et maîtres des dépenses sont les mêmes. Ainsi, l'Etat ou une entreprise peut privilégier de renforcer la prévention dans tel ou tel domaine, en y affectant ses ressources de manière prioritaire, au détriment d'un domaine dans lequel la sécurité aura été jugée satisfaisante. En pratique, la plupart des « estimations raisonnables » de la valeur de la vie humaine se situent dans la fourchette de 3 à 7 millions de dollars (de 2 à 5 selon [Hammel et Corotis, 2007]).

Une autre approche consiste à développer une approché macro-économique pour calculer le « manque à gagner » qui résulte pour la société du décès d'un individu, en termes de perte de production économique. L'indicateur LQI (« life quality index » ou « indicateur de la qualité de vie ») a été proposé à la fin des années 1990 [Rackwitz, 2003] pour mieux prendre en compte les aspects liés au niveau de vie des pays dans les procédures de recherche des niveaux optimaux de protection. Cet indicateur est défini sous la forme :

LQI = (g PNB)q e / q

où e est l'espérance de vie à la naissance, PNB est le produit national brut par individu, et q est lié au temps passé à travailler (q = temps de travail / temps « pour profiter de la vie », soit q = w / (1 – w) si w = temps de travail / e). Le terme g provient de ce qu'on estime que, dans les pays développés, une fraction seulement (d'environ 60 %) du PNB est disponible, sous une forme ou une autre, pour procéder à des actions de réduction des risques, qui contribueront à améliorer la qualité et l'espérance de vie.

La recherche de l'optimum repose sur l'idée que les individus, en moyenne, travaillent juste assez pour pouvoir profiter, durant le temps libre qui leur reste, de l'argent supplémentaire qu'ils gagnent en travaillant. On montre que la recherche d'un optimum pour des projets de réduction de risque correspond à l'égalité :

d (PNB) / PNB + ( 1 / q ) de / e = 0

Si l'expression est négative, les dépenses sont insuffisantes pour assurer la sécurité. Si l'expression est positive, les investissements pour augmenter la sécurité (ici en augmentant l'espérance de vie) sont superflus, au sens du critère socio-économique retenu. On dispose ainsi d'un critère qui prend en compte les attentes de la population, reliées à son niveau de développement économique. Par exemple, cette équation montre que si q = 0.2 (valeur courante), l'optimum pour gagner 1 % d'espérance de vie correspond à un investissement de 5 % du PNB.

Un tel formalisme permet d'évaluer indirectement la valeur des vies humaines, en calculant ce que la société est prête à dépenser pour sauvegarder un certain nombre de vies dans des cas similaires (prévention des accidents de la route ou du travail...).

Force est cependant de constater que la société ne procède pas toujours à une allocation optimale des ressources disponibles. Ainsi, par exemple, la somme des dépenses consacrées à l'amélioration de la sécurité aérienne va bien au-delà de celle qui serait justifiée sur la base d'une analyse probabiliste des blessures ou des victimes, si on la compare aux dépenses dans le domaine de la sécurité routière6.

6 Fernand Martin, économiste (Sciences et Avenir, août 2003), dénonce certaines sommes investies dans la sécurité, sans commune mesure avec les gains attendus. Ainsi, sur la base de 2,5 millions de dollars par victime, les 229 victimes du crash TWA 800 en juillet 1996 ont coûté 572 millions de dollars, mais les sommes dépensées pour améliorer la protection des réservoirs de carburant de l'ensemble de la flotte sont bien plus élevées.

Il en est de même dans l'industrie chimique, où les efforts faits pour réduire le risque d'une catastrophe ponctuelle sont sans commune mesure avec les conséquences des impacts « diffus » tels que les pollutions chroniques ou les émissions de gaz à effet de serre [Corotis, 2003]. D'une manière générale, on a tendance à consacrer plus de moyens aux dangers qui sont plus spectaculaires à chaque occurrence (rappelons que l'aversion aux risques dépend du caractère spectaculaire de ces risques).

La population affectée par le danger fait partie des enjeux. Sur la base d'une évaluation économique de ces enjeux, on recherchera donc un degré de protection plus élevé si le nombre de victimes potentielles est plus élevé. Certains auteurs ont cependant fait remarquer que de tels critères de sécurité, tenant compte de la population soumise au risque, posent des problèmes éthiques dans une démocratie : « Pourquoi le degré de protection que l'on garantit à une personne devrait différer selon le nombre de ses voisins ? Pourquoi serait-il juste d'exposer les habitants de zones peu peuplées à des risques plus élevés que ceux des zones densément peuplées ? » [Milvy, 1987].

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